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Accelerando:
Les photographies tokyoïtes de Momoko Allard

Tout dans ce monde ensoleillé est dédié à la vitesse. même la tombe contient les instruments de la dromologie (véhicules sophistiqués, chariots, vaisseaux), et la Mort souveraine est représentée tenant serrés sur sa poitrine un fouet symbolique et un mors.
– Paul Virilio1

Solitary Crowding [foule solitaire], présente des photos, prises par Momoko Allard le soir dans les trains de banlieue de Tokyo, documents clandestins très subjectifs possédant à la fois un séduisant aspect d'actualité et une sorte de beauté étrange. Études pures et implicites de l’accelerando, augmentation graduelle du rythme, elles sont un éloquent récit de la subjectivité humaine au carrefour de la vitesse, du nomadisme et du non-lieu. Allard est une habile ethnographe amateur dont les images, prises à bord des trains de Tokyo, ouvrent la parenthèse sur des sujets qui sont si pertinents à la culture de notre ère.

De descendance japonaise et canadienne et de nature profondément nomade, Allard explore le monde surréel des trains à minuit quand les travailleurs épuisés y montent pour se diriger vers leurs petits appartements dans la périphérie de Tokyo après des heures prolongées de travail sans doute éreintant. L’itinéraire de travail (prise de vues) d’Allard était sur la ligne Chuo (centrale) soit entre la station Shinjuku au cœur de Tokyo et Kichijoji, une randonnée en direction ouest de quinze à vingt minutes.

Ces images n’ont d’autre sujet que la vitesse, à la mode de Tokyo, mais pas nécessairement le mouvement. Le rythme accéléré de vie qu’on y trouve, les longues heures de ces travailleurs de bureau et la répétition lancinante de leurs arides quotidiens, sont brillamment captés dans des images qui mettent en lumière l’intériorisation et l’anomie de leurs sujets. Allard s’empare de leurs « absences » en tant que métaphore de la vie urbaine. L’accélération des trains et le fait qu’Allard photographie au travers des vitres (la lentille de l’appareil photo et les fenêtres du train servant de filtre tout fait ou d’intervenant médiateur) ont pour résultat des images d'un flou délibéré et des incidents dérobés qui les dégagent de la fonction purement documentaire tout en les rendant parfois entièrement abstraites.

Elle est en quelque sorte un agent clandestin, poursuivant furtivement ses sujets, non pour identifier leur fatigue, mais pour l’accroître et la subvertir.  En donnant l'impression d'enduire des jets de lumière et des signes abstraits sur la toile de la nuit, Allard, la photographe, se transforme en Allard, l’artiste peintre.

Si, d'emblée, ses sujets paraissent intériorisés et manquer de transparence, Allard nous montre que ce qui semble manquer ostensiblement de transparence est peut-être le moins opaque. Vus en quelque sorte au travers d’une vitre obscure, ses sujets sont pris sur le vif et leurs expressions, entités gnomiques de pure intériorité, trahissent un reflet du rythme époustouflant de la vie à Tokyo à l’intérieur duquel se trouve leur propre anomie. Le visage, et plus particulièrement les yeux, d’une femme d’un âge incertain, semblent voilés, voire même recouverts d’une intériorité solitaire et un sens d’oppression qui séduit même quand il attriste.

Allard semble nous dire que la subjectivité saisie, reflétée et réfractée par le filet de sa lentille, est aussi muable et passagère que la mémoire elle-même. Les visages et les corps s’effacent, s’enfoncent, se créent et se fondent dans un arrière-plan comme des cavaliers fantômes sur une longueur d’onde mnémonique. Les images ont été prises alors qu’elle se détournait littéralement des ses sujets pour saisir inconsciemment leur reflet dans la fenêtre. Ainsi, elle ne les confronte jamais directement, alors que son appareil photo aurait pu attirer leur attention ou modifier leur regard pour créer une situation énervante. Si elle avait choisi de les confronter directement, elle n’aurait été qu’une autre photographe ambulante.  Elle choisit plutôt de faire des interventions métamorphiques qui rendent ambiguës figure et fond et, paradoxalement par ce fait, elle ennoblit ses sujets alors qu’elle les ouvre à la vitesse, au « bruit blanc » flou du mouvement et aux inexhaustibles textures de la lumière.

Au delà de l’esthétique de la vitesse qui porte sur leurs moyens techniques et leur poussée thématique, ces photos nous remémorent les non-lieux que l’anthropologue et théoricien français Marc Augé a développé dans son remarquable ouvrage Non-lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité en tant que faits saillants d’une accélération de l’histoire.2  Marc Augé reconnaîtrait assurément le train de banlieue de Tokyo comme la quintessence du non-lieu.

Les écrits d’Augé ont ici une grande importance pour identifier la nomenclature radiante du non-lieu. Augé analyse brillamment les particularités topologiques et psychologiques du site, tant local qu’exotique, qui sont aujourd’hui en un et même temps partout et nulle part. Il soutient que la surmodernité constitue un nouveau temps de l’écoulement temporel qui génère efficacement les non-lieux, comme des criquets migrateurs voguant sur la crête d’un tsunami, alors que le milieu naturel s’évase et croule dans le sillage de la brique, du mortier, de la vitre et de l’acier inoxydable. Ce nouveau temps nous encadre tous, en particulier lorsque nous pénétrons les parenthèses portables des aéroports, des métros – et des T.G.V.

La remarquable photographie d’Allard, effectuée sur les trains de banlieue de Tokyo, implique clairement les caractéristiques d’une temporalité transformatrice tel que décrite par Augé.  Il définit le non-lieu comme ayant nulle identité ou histoire identifiable.  Le non-lieu est transitoire.  Augé identifie trois types de transformation accélérée. En termes temporels, il spécifie une « accélération de l’histoire » qui entraîne inévitablement une surabondance d’événements.3 Il identifie un surplus palpable dans le domaine de l’espace : « l’excédant d’espace est en corrélation avec le rapetissement de la planète » qui entraîne à satiété une surabondance spatiale.4  Finalement il reconnaît un genre particulier d’excès en tant que « figure de l’ego, de l’individu ».5

Augé soutient que pour lui le mot non-lieu « désigne deux réalités complémentaires mais bien distinctes : des espaces formés en relation de fins déterminées (transport, transport en commun, commerce, loisirs) et le rapport que les individus ont avec ces espaces. »6 Pour sa part, Allard a choisi de se concentrer sur les sujets encadrés par ces espaces dans le transport en commun et si elle démontre que ces sujets y sont toujours déplacés ou à contre-courant même lorsqu’ils y semblent apparemment confortable, elle les représente comme enfermés dans le roc cristallin de leur propre intériorité. Bien entendu, elle intègre le spectateur dans cette équation qui par conséquent en est ému. Augé spécifie que l’effet le plus important du non-lieu sur le sujet est une solitude induite et cette solitude est conforme au titre que l’artiste a donné à la série Solitary Crowding [foule solitaire] qui ironiquement accouple deux opposés apparents.

Allard se sert de la vitre qui sépare les voyageurs qu’elle photographie du monde extérieur un peu comme d’un miroir à la Las Meninas dans lequel la vérité de leur être, aussi refoulée et abjecte soit-elle, peut être retrouvée sinon dévoilée. Virilio prétend que le pare-brise d’une auto est le seul écran qui permet de voir le monde à un nouveau degré d’accélération. Les sujets d’Allard sont tout autant « voyeurs-voyageurs » que les chauffards téméraires de Virilio, maintenant dédiés à une sorte de pure circulation qui milite contre la possibilité d’une introspection créative ou d'une réflexion critique.7

Allard trouve d’utiles racines dans les œuvres de Virilio et Augé et s’approprie leur esthétique de la vitesse et de la surmodernité qui s’installe dans le territoire toujours élargi du centre-ville et de ses banlieues. Son optique hyper-aiguë la dessert bien. Et l’ensemble de l’œuvre est envoûtante dans la pléthore de ses hypnotiques surfaces aguichantes avec leur riche palette qui parle d’un temps surmoderne qui se déploie encore comme un drapeau rouge à l’horizon, nous enveloppant au sein de ses plis d’une complexité et d’une ambiguïté spatiale en accélération rapide.

Les photos de Momoko Allard établissent un concept de raccordement et de continuité entre le non-lieu, la dromologie et la compression du temps. Je crois qu’elle est tout autant une urbaniste avouée que Virilio, et aussi avisée en ethnographie que Marc Augé. Il est impossible de la concevoir installée dans la campagne, prenant de doucereux portrait d’idylles rurales! Elle est une ethnographe du près ou du loin de la ville intérieure, l’endroit où elle aime se retrouver. Elle est aussi la plus rare des êtres : une fine observatrice et théoricienne de la subjectivité humaine.

James D. Campbell
(traduction : Monique Nadeau-Saumier)

1 Paul Virilio, (trad. Patrick Camiller) War and Cinema: The Logistics of Perception, (London: Verso, 1989), p. 35.
2 Marc Augé, Non Places – Introduction to an Anthropology of Supermodernity, (London: Verso, 1995)
3 Augé, Non Places, p. 26.
4 Augé, p. 31.
5 Augé, p. 36.
6 Ibid.
7 Voir Shawn Wilbur, “Dromologies: Paul Virilio: Speed, Cinema, and the End of the Political State” (1994), texte en ligne, n.p. et Paul Virilio, The Art of the Motor (trad. Julie Rose)  (University of Minnesota Press, 1995).

 


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